Le chien savant
Apr. 28th, 2014 07:18 pmLe chien savant
Il entrait sur la piste du cirque d’un pas mesuré, avec une attitude si fièrement hautaine et indifférente à ces humains qui le contemplaient. Les spectateurs pouvaient être surpris dans un premier temps de son pelage blanc et bleu, de sa cicatrice à l’œil gauche, de la longue pipe qu’il tenait dans sa gueule ou de la ceinture qu’il portait avec une dague. Mais après tout, cet animal était censé être un chien savant, on pouvait donc accepter ce genre d’excentricité pour un animal du cirque. C’était certainement ce que devait penser le public.
Le terme de « chien savant » était pourtant réducteur voire offensant pour qualifier la mascotte de Brave Vesperia alias Repede. Il était et se considérait comme bien plus que cela. Il ne ressemblait certainement pas à un petit animal bien dressé pour faire un tour. Ce serait insulter son intelligence. Non, Repede était bel et bien un membre à part entière de Brave Vesperia comme monsieur Loyal ou l’Auguste et ne pouvait être comparé aux chevaux de l’écuyère ou aux fauves du dompteur.
La preuve, c’était qu’il n’autorisait pas n’importe qui à le caresser. Il choisissait soigneusement ceux qui le pouvaient. Parmi les membres du cirque, le dompteur et monsieur Loyal étaient ses préférés, et de loin. Il vouait à ces deux-là une fidélité exemplaire et il respectait leurs ordres quand ils lui apparaissaient convenables. Il appréciait également la magicienne, la lanceuse de couteaux, la funambule-trapéziste et, dans une moindre mesure, le clown blanc. En revanche, en dépit de tous ses efforts, l’écuyère qui était pourtant la gentillesse incarnée, ne parvenait pas à obtenir ses faveurs. Elle ne comprenait pas pourquoi d’ailleurs et cela l’attristait toujours. Etait-ce parce qu’elle était la dernière venue ? Non, parce qu’il avait très vite pris en affection Flynn depuis son arrivée au cirque, à un tel point que cela en surprit le dompteur. Repede n’avait pas pour habitude de s’attacher et d’attribuer ses faveurs si rapidement à quelqu’un. Il traînait où il voulait entre les différentes roulottes des autres membres, le chapiteau ou la Galerie des monstres. Parfois mais plus rarement, on l’apercevait errant les rues, profitant de sa liberté seul, ce qui étonnait souvent les gens dont certains mal attentionnés en profitaient pour médire sur le cirque, prétendant que si Brave Vesperia n’était pas capable de garder son chien en laisse, il y avait à craindre que les fauves soient lâchés en pleine rue ! Scénario absolument impossible pour le cirque de Brave Vesperia… Aucun être vivant ne pouvait et ne pourrait quitter les lieux sans que ses membres le veuillent bien, plus particulièrement le Maître du Cirque…
Le public observait Repede en silence, attendant qu’il commence son numéro pendant que l’orchestre entonnait sa musique. Si les gens attendaient à ce qu’il fasse le beau, agite la queue ou jongle une balle avec son museau, ils allaient être déçus. Il n’était pas un vulgaire animal domestique. Il accordait d’ailleurs peu d’intérêt à cette foule d’humains qui le regardait, excepté les enfants.
Soudain, sortant des coulisses d’une démarche raide et trépidante, un automate s’avança vers la piste. Il ressemblait à ces jouets d’enfants, souvent un petit soldat avec sa coiffe militaire frappant un tambour avec ses baguettes, qu’on remontait avec une clef dans le dos. Mais cet automate-là avait une taille grandeur nature, une taille humaine et il portait de somptueux habits distingués et raffinés avec un collier qui brillait comme de l’or. En revanche, son visage effraya pendant un bref instant les spectateurs les plus effarouchés : il s’agissait d’un affreux masque de démon avec une horrible expression, tirant sa langue fourchue entre ses dents pointues. Et comme pour accentuer le côté grotesque l’automate, on avait ajouté d’immenses cornes noires de part et d’autre de sa tête. En résumé, une œuvre signée par la magicienne pour l’élaboration du mécanisme et parachevé par le clown blanc pour l’apparence extérieure.
Dès qu’il l’aperçut, sans coup férir, Repede sortit sa dague de son fourreau.
« Les enfants, encouragez Repede contre l’ennemi ! » s’écria monsieur Loyal pendant que l’orchestre accentuait son appel par ses instruments.
Pris au jeu, les cris des plus jeunes ainsi que des claquements de mains fusèrent joyeusement sous le chapiteau, exhortant l’animal à abattre le vilain démon. Le chient savant ne se fit pas trop longtemps prier. Dans une succession de mouvements trop rapide pour être perçu par l’œil humain, dague maintenue dans sa gueule, Repede bondit à plusieurs reprises sur sa proie avant d’atterrir souplement sur le sol derrière elle. Il poussa un hurlement victorieux et au même instant, l’automate se disloqua progressivement dans un grincement sinistre. D’abord la corne droite, puis la gauche avant de continuer vers la tête et de descendre vers les bras, l’un après l’autre et enfin de terminer par les jambes. Puis l’automate s’effondra, vaincu, en pièces détachées. Repede fit alors un rapide tour de piste pendant que les spectateurs applaudissaient.
Pourtant, ce n’était que le début. Flynn rejoignit ensuite la mascotte du cirque au centre de la piste avec une caisse en bois qu’il posa par terre avant de l’ouvrir et de montrer son contenu au public : des balles en cuir épais qu’il lança dans toutes les directions, ce qui aurait pu se révéler dangereux si l’une avait atterri par mégarde sur le visage d’un spectateur. Toutefois, dague toujours en gueule, Repede filait comme l’éclair pour trancher en deux parts égales chaque balle envoyée par le blond avant même qu’elles atteignent le sol ou quelqu’un, sautant, courant ou faisant de vives volte-face en un quart de tour. Et il n’en rata aucune : il avait beau être borgne, son œil vigilant captait le moindre mouvement et son odorat pouvait traquer la moindre de ses proies. Ce qui était tout à fait normal vu l’exigence et les devoirs de son vrai rôle au sein du cirque de Brave Vesperia qui était de veiller et de garder les criminels à l’intérieur du chapiteau ou de la Galerie des Monstres, tel un Cerbère intraitable qu’il était impossible d’apitoyer ou de corrompre. Ou alors, il aurait fallu être le dompteur ou monsieur Loyal mais aucun criminel n’avait cette chance… En tout cas, ce rôle primordial témoignait de l’immense confiance qu’avait le Maître du Cirque en Repede.
Une fois la caisse en bois vide et toutes les balles décapitées, le public applaudit une nouvelle fois pendant que Flynn ramassait et ramenait toutes les balles dans les coulisses. Au moment où il déposait la caisse par terre et s’apprêtait à repartir vers la piste, une main furtive se saisit rapidement de son poignet. A peine ressentit-il ce contact que le blond se mit à frémir légèrement. Il ne connaissait que trop bien cette main…
« Comment va mon monsieur Loyal préféré pour la première représentation dans cette ville ? » murmura une voix ironique à l’oreille du maître de cérémonie.
Les yeux bleus de Flynn se tournèrent vers son interlocuteur. Celui-ci ne portait pas encore son costume de scène sous lequel il se montrerait plus tard lors de son numéro et n’était vêtu pour le moment que d’une chemise en flanelle grise et d’un pantalon noir assez défraîchi, sa longue chevelure brune étant libre derrière son dos. Il n’avait pas non plus son fouet et il n’était pas près de ses fauves. Les yeux gris du dompteur semblaient amusés et un sourire sarcastique se dessinait sur ses lèvres.
« Je me demandais quand tu allais venir. Dépêche-toi, Repede a besoin de toi pour finir son numéro. » répondit le jeune homme.
« Oh, quelle impatience ! Es-tu donc si pressé d’en finir rapidement avec cette représentation pour que je puisse te rendre visite dans ta roulotte ? » répliqua le dompteur d’un ton narquois.
Les joues de monsieur Loyal s’empourprèrent quand il comprit l’allusion peu subtile du dompteur. Embarrassé, il tenta de dissimuler sa gêne en faisant mine de s’énerver.
« Fais d’abord correctement ton travail comme je fais le mien et éventuellement, on pourra en rediscuter ! »
« Bien sûr, la Loi du cirque d’abord. J’espère cependant que la récompense sera à la hauteur de mes efforts. Mais pour le moment, voilà un petit acompte de ma part ! »
Sans prévenir, le dompteur réduisit la distance entre leurs deux visages, déposa un rapide baiser sur les lèvres de monsieur Loyal et avant qu’il ne puisse réagir, il se précipita sur la piste où Repede l’attendait. Avec ses vêtements usés, il semblait plus effacé que Repede et son étrange attirail, le mettant ainsi mieux en valeur. Ce qui était normal : c’était le numéro du chien savant, la mascotte de Brave Vesperia et non celui du dompteur. Son heure viendrait plus tard…
Pendant que l’orchestre cessa sa mélodie, le dompteur salua la foule avant de prendre la parole :
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, Repede va maintenant vous montrer qu’il n’est pas un animal ordinaire. Pour le prochain tour, il va sélectionner une personne parmi vous. A toi l’honneur Repede ! »
Le chien sauta vers les gradins, montant et dévalant les marches avant de s’arrêter vers le milieu d’une allée. Il s’y faufila et s’arrêta devant un homme dans la cinquantaine, un peu ventripotent et dont les courts cheveux roux avaient du mal à masquer le début d’une calvitie. Fait curieux, ses habits avaient une vague ressemblance avec les vêtements de l’automate détruit en début de numéro mais surtout, il portait un collier d’or. Un collier d’or à l’identique de l’automate !
« Monsieur, venez ici ! Avancez sur la piste ! » exhorta le dompteur.
Le spectateur fit donc ce qui lui était demandé et marcha au centre du chapiteau, Repede sur ses talons. L’animal tourna ensuite son œil valide vers celui qu’il avait choisi avant d’émettre un bref aboiement.
« Repede vous demande votre nom, votre âge et votre profession. » traduisit le dompteur.
« Heu… Je m’appelle Peter, j’ai cinquante-six ans et je suis le principal exploitant d’une mine de charbon. » dit l’intéressé d’une voix hésitante.
La mascotte du cirque émit une nouvelle série d’aboiement bref.
« Maintenant, Repede vous demande si vous l’avez déjà vu. » expliqua le dompteur.
« J’avoue que je crois que l’avoir déjà aperçu en train de se promener près de ma mine mais j’ignorais qu’il venait d’un cirque. »
Encore une fois, l’animal s’exprima dans son langage particulier.
« Repede aimerait savoir si vous avez l’intention de mieux partager vos richesses et surtout si vous allez enfin accorder un salaire décent à vos employés que vous exploitez sans vergogne. » fit soudain le dompteur d’une voix dure et dangereuse. « Il aimerait savoir ce que vous avez fait à ce père de famille qui vous avait supplié une augmentation pour son enfant malade, augmentation que vous avez dédaigné lui accorder ! »
« Quoi ?! » s’exclama l’homme. « Mais comment il peut… »
Il fut soudain interrompu par le grondement menaçant du chien au pelage bleu et blanc.
« Repede aime beaucoup les jeunes enfants. » poursuivit le dompteur. « Et il n’a pas aimé votre comportement. Il va maintenant vous montrer son savoir-faire ! Attention cher public, je vous demande le silence ! »
A cet instant précis, Repede bondit sur l’homme en poussant des aboiements sonores et le renversa par terre. Sa proie émit un cri terrifié lorsqu’il tira sa dague de son fourreau avant de la lancer avec force en hauteur et d’exécuter un saut périlleux dans les airs, rattrapant pile son arme blanche quand sa pointe se trouva à deux centimètres de la gorge du spectateur.
Pendant que l’homme pensait qu’il avait eu chaud, le public, impressionné par l’acrobatie, applaudit à tout rompre. Le dompteur releva le visiteur, se saisissant de son bras avant de le lever.
« On applaudit bien fort notre ami Peter pour sa participation ! Et maintenant, une ovation pour Repede ! »
Les claquements de main redoublèrent d’intensité pendant que la mascotte de Brave Vesperia fit son tour de piste. Le dénommé Peter crut pouvoir se diriger vers sa place mais le dompteur garda sa main serré vers son bras et lui souffla à l’oreille d’une voix lourde de sous-entendus :
« Vers les coulisses ! Tout de suite ! Inutile de vous rasseoir… Vous n’assisterez pas à la suite du spectacle et vous ne ressortirez pas de ce chapiteau par l’entrée principale… »
« Mais… » protesta l’homme.
« Criez ou faites mine de résister et cet automate ne sera pas le seul qui finira en pièces détachés ce soir… » fit le dompteur avec une sinistre et cruelle expression dans ses yeux.
La frayeur dévorante qu’il avait ressentie pendant le numéro de Repede ainsi que les menaces du dompteur, cumulées à son malaise grandissant depuis le début de la représentation, furent suffisantes pour annihiler toutes velléités de rébellion chez cet homme lâche qui avait abusé de sa position avec ses employés. D’ailleurs, Repede le surveillait de son œil valide qui lui promettait clairement les pires souffrances s’il tentait de désobéir… Il se dirigea donc d’un pas vacillant vers les coulisses, sous les applaudissements du public trop occupé à acclamer la mascotte du cirque… Ce fut la dernière apparition publique du dénommé Peter, principal exploitant d’une mine de charbon… On ne l’avait plus jamais revu depuis…
Le dompteur ne tarda pas non plus à rentrer dans les coulisses, laissant Repede recueillir les dernières acclamations pour son numéro. Lorsque l’animal s’apprêta à rentrer…
« Repede a eu un beau succès mais il est temps qu’il laisse la piste aux autres. C’est à moi de m’amuser, nanoja ! [1] »
Une petite fille blonde portant un costume de pirate se tenait au centre du chapiteau, caressant Repede pour le féliciter avant qu’il rejoigne les coulisses. Monsieur Loyal en émergea quelques secondes plus tard pour annoncer le prochain numéro.
« Après la mascotte de Brave Vesperia, j’ai l’honneur de vous présenter Patty Fleur, la lanceuse de couteaux ! »
----
[1] Terme japonais intraduisible souvent prononcé par les personnes âgées et par Patty.
Pour ceux ou celles qui l’ignorent, Patty Fleur est un personnage exclusif à la version PS3 du jeu.