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L’écuyère
Elle était toujours si humble, si modeste, elle, dont l’âme demeurait la plus pure et la plus généreuse au sein de la troupe. Précédée par ses quatre chevaux portant une plume rose sur la tête, habillée de sa simple robe blanche aux motifs et aux paillettes dorés dénudant ses épaules et ses bras, d’une paire de bottines et d’une fleur de lys accrochée à ses cheveux, cravache à la main, l’écuyère était la première à faire son entrée en scène.
L’écuyère qu’on surnommait affectueusement Estelle mais peu, même parmi les membres du cirque, faisaient l’effort de se rappeler son véritable nom : Estellise Sidos Heurassein.
C’était d’ailleurs le dompteur qui lui avait donné son surnom et les autres l’avaient repris. Seul monsieur Loyal se donnait la peine de s’adresser à elle par son prénom complet sauf lors des représentations. Elle était la dernière arrivée dans la troupe, la plus récente recrue. Peut-être était-ce la raison pour laquelle elle était – et de loin – considérée comme la plus bienveillante parmi les membres de Brave Vesperia qui ne ressemblaient absolument pas à des enfants de chœur… Son intégration trouvait en grande partie sa cause dans l’insistance de la magicienne, la personne dont elle était la plus proche. Et pour comme pour monsieur Loyal et le dompteur, on ne faisait pas mystère de sa relation avec la magicienne dans le cirque… Nombre d’entre eux prenaient même plaisir à les taquiner plus ou moins subtilement, tels le dompteur ou la funambule-trapéziste.
Pendant que ses chevaux faisaient le tour de la piste en trottant, au rythme de la musique jouée par l’orchestre, le public observait le jeune âge – elle devait avoir dans les dix-huit ans –, les yeux verts mais surtout les cheveux roses de l’écuyère. Les gens pouvaient penser qu’elle les avait teints pour le spectacle, une simple illusion éphémère mais non, il s’agissait de sa couleur naturelle. Oh, ils n’avaient pas été toujours roses naturellement, ils étaient devenus ainsi lors de sa venue dans la troupe… En effet, comme monsieur Loyal, Estelle avait joui d’une ancienne existence humaine avant d’obtenir le rôle de l’écuyère… D’ailleurs, son arrivée fut l’une des plus controversées : monsieur Loyal était des plus réservés, ne voulant pas la soumettre à la Loi du cirque et le Maître du cirque ne trancha en sa faveur qu’après une longue hésitation et surtout, à cause de la volonté farouche de la magicienne… Cependant, au final, elle devint appréciée de tous qui la considéraient comme une petite sœur qu’on devait protéger, étant la dernière venue dans Brave Vesperia. Sauf bien sûr, pour la magicienne qui la regardait d’une façon un peu différente…
Là, on la voyait sur la piste, guidant ses quatre chevaux avec sa cravache mais hors représentation, il était possible d’apercevoir Estelle en train d’aider à coller les affiches du cirque ou de distribuer des billets gratuits dans les rues de la ville aux plus défavorisés avec la magicienne ou, encore, dévalant les gradins pour donner des sucreries qu’elle offrait à tout le monde avec un visage à la fois souriant et soucieux juste avant le spectacle… Comme monsieur Loyal, l’écuyère constituait un appât de choix et savait attirer l’attention des gens, émouvant généralement par son innocence, les vieilles dévotes ou les pervers manipulateurs, ces derniers ayant de bonnes chances de provoquer les foudres ou plutôt les boules de feu de sa protectrice attitrée... Comme monsieur Loyal, l’écuyère, de par sa nature douce et gentille, désapprouvait les autres activités du cirque une fois l’entrée du chapiteau bloquée définitivement pour certains… Elle était celle qui se rendait le moins souvent dans la Galerie des Monstres mais elle était celle qui était la plus encline à la compassion… Toutefois, contrairement à Flynn dont les responsabilités étaient plus grandes, Estelle avait un rôle moins ingrat : elle accordait un dernier délai aux coupables, un ultime avertissement pour qu’ils puissent réfléchir au changement et elle plaidait toujours leur cause en recherchant une bonne action qui pouvait justifier leur expulsion hors du cirque…
Il était d’ailleurs temps de donner l’avertissement qui constituait le clou de son numéro… Après avoir fait exécuter une marche forcée au rythme des percussions de l’orchestre puis obliger ses chevaux à se cabrer sur leurs pattes arrières, l’écuyère adressa un signe de la main à monsieur Loyal qui annonça alors :
« Attention mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je demande le silence et votre entière attention sur ce qui va suivre. Puissent vos regards voir au-delà du simple tour que vous allez observer… Vous avez encore le temps… »
Les lumières sur la piste changèrent et seule la caisse claire résonna dans le chapiteau. Les spectateurs retinrent leur souffle. Estelle ordonna alors le galop à ses quatre chevaux qui se mirent à courir si vite que le public en distinguait à peine leur silhouette. Ceux des premiers rangs étaient même soufflés par les courants que provoquait le galop des chevaux. Un claquement de cravache retentit et la course des animaux commença à ralentir. Au moment où les équidés redevinrent visibles pour leurs yeux, les gens poussèrent des exclamations de stupeur ou d’émerveillement : les chevaux qui possédaient auparavant une robe alezane, s’étaient parés chacun d’une nouvelle couleur. L’un était devenu blanc comme neige, un autre s’était coloré d’un rouge sang, le troisième s’était teint en noir et le quatrième s’était paré d’une nuance pâle sinistre assez difficile à différencier précisément. Second claquement de cravache d’Estelle et les chevaux stoppèrent net leur marche. Dans le même temps, Flynn récita à voix haute et claire la phrase suivante :
« Le pouvoir leur fut donné sur le quart de la terre, pour faire périr les hommes par l'épée, par la famine, par la mortalité, et par les bêtes sauvages de la terre. » [1]
L’avertissement avait été donné… Peu parmi les injustes en comprendraient le véritable sens mais tous avaient dû confusément sentir le message… Certains, parmi les membres de la troupe, monsieur Loyal y compris, se demandaient pourquoi adresser un avertissement si empreint de connotations bibliques alors qu’aucun d’entre eux ne croyaient en une quelconque religion, à l’exception de l’écuyère peut-être, mais le Maître du cirque avait été catégorique sur ce point : peu importe que les coupables soient des croyants ou des athées, l’essentiel était qu’ils ressentent instinctivement l’avertissement les poussant une dernière fois à une réflexion sur leurs comportements. Après, libre à eux de le prendre au sérieux ou de l’ignorer, la différence se ferait entre ceux qui sortiraient du chapiteau et ceux qui y resteraient irrévocablement…
Pendant que les spectateurs applaudissaient à tout rompre devant ce qu’ils pensaient être un habile tour de passe-passe, les quatre chevaux de l’écuyère s’approchaient de leur maîtresse qui les récompensa d’un morceau de sucre. Scène qui aurait été considérée comme surprenante si on avait su que malgré son caractère bienveillant, Estelle ne disposait d’aucune affinité avec les animaux… Sans exception, ils l’ignoraient superbement en dépit de tous les efforts qu’elle faisait pour se faire apprécier. S’il fallait un exemple, il n’y avait juste qu’à examiner le comportement du chien savant avec elle quoique dans son cas, il avait toujours été hautain et indifférent à la plupart des gens à quelques exceptions près.
L’orchestre reprenait un air plus commun et l’écuyère exécuta les derniers tours de son numéro. Lorsque la musique s’acheva, les chevaux firent une révérence et Estelle salua tout le monde avec un sourire pendant qu’elle recevait des applaudissements.
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, Estelle, l’écuyère ! »
En entendant les mots de monsieur Loyal, une nouvelle salve d’applaudissements retentit, plus forte que la précédente pendant qu’Estelle renvoyait ses chevaux dans les coulisses avant de saluer une dernière fois le public. Adieu à celle qui incarnait l’innocence de la troupe, adieu aux malheureux inconscients qui finiraient dans la Galerie des Monstres ! Cependant, au moment où elle s’apprêtait à quitter la piste…
« Estelle ! Un petit câlin pour le vieux Raven qui est manque d’amour ! » s’exclama soudain avec une voix exagérée un homme à l’apparence de clown qui avait surgi par surprise par l’entrée des artistes et qui était désormais en train de serrer l’écuyère dans ses bras.
Un deuxième clown, qui devait être un jeune garçon, accourut derrière le premier, l’air paniqué.
« Raven, arrête ça tout de suite ! Sinon Tu-Sais-Qui va… » dit-il d’un ton affolé mais il fut rapidement interrompu.
« Ah là là ! Quand le grand Raven connaîtra-t-il l’amour ? » demanda dramatiquement le premier clown à son public en lâchant l’écuyère qui en profita pour s’éclipser prestement dans les coulisses.
Témoin de la scène, monsieur Loyal ne put s’empêcher de pousser un soupir. Si l’Auguste cherchait la souffrance, il venait de s’offrir comme punching-ball pour une longue période indéterminée à la magicienne vu ce qu’il venait de faire à l’écuyère. Il fallait juste espérer que la magicienne ne mette pas le feu au chapiteau comme la dernière fois… Faire disparaître les dégâts et convaincre les autochtones qu’il s’agissait d’un simple accident avaient été un travail éprouvant pour lui… Surtout qu’elle n’était point du genre à faire dans la dentelle…
Il était toutefois temps pour Flynn de reprendre son rôle de maître de cérémonie.
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, je vous présente notre Auguste accompagné de son clown blanc : Raven et Karol ! »
S’ils pouvaient terminer leur numéro avant que la magicienne n’explose de fureur, ce serait bien pour tous…
[1] Allusion aux chevaux des quatre Cavaliers de l’Apocalypse de la Bible. La phrase récitée par Flynn est le passage se référant à ces quatre Cavaliers. Petit rappel :
-Cheval blanc – Conquête
-Cheval rouge – Guerre (dans le sens guerre civile)
-Cheval noir – Famine
-Cheval pâle d’une couleur sinistre indéterminée (traditionnellement vert) - Mort