Chapitre 4 : La cabane de la sorcière
Cette forêt dense et touffue à la silencieuse atmosphère étouffante, ces arbres… Cela devait être la forêt de Verdel qui n’était guère éloignée du quartier secret de Brave Vesperia, devina Yuri, mais la plupart des membres de l’organisation rebelle n’aimaient guère s’y enfoncer. La forêt de Verdel avait mauvaise réputation : elle grouillait de monstres et des rumeurs disaient qu’il arrivait toujours des accidents quand on s’enfonçait à l’intérieur ou racontait une sombre histoire de meurtres et de disparitions entre autres. Cependant, les rebelles de Brave Vesperia avaient érigé leur quartier général près de cette forêt en profitant justement de cette sinistre renommée. Ainsi, aucun chevalier de l’Ordre n’avait osé pointer le bout de leur nez dans ce coin et la localisation de la cachette de Brave Vesperia était demeurée inconnu de leurs ennemis jusqu’à présent.
En revanche, la forêt de Verdel était très étendue. On l’estimait à plusieurs centaines d’hectares et de cela, Yuri en était conscient. Il ne savait quelle direction le rapprocherait le plus du quartier général de Brave Vesperia mais heureusement, il avait Repede. Le seul souci, c’était la présence d’Estelle et le soleil qui ne tarderait pas à se coucher dans deux heures. Autant la présence de Repede n’était guère gênante – son fidèle compagnon canin avait l’habitude de ses transformations et dans le pire des cas, si le loup qu’il devenait se montrait agressif, il savait se défendre avec sa dague –, autant celle d’Estelle était problématique. Elle se trouvait dans un monde qui lui était inconnu, n’avait aucune expérience au combat et elle était encore sous le coup de l’émotion suite au décès de son père adoptif. Nul doute qu’elle risquerait de se blesser ou pire si elle faisait face à Yuri sous sa forme de loup. Néanmoins, ils avaient pour l’instant la chance de n’avoir rencontré aucun monstre ou animal sauvage et dangereux… quoique cela risquait de ne pas tarder avec la nuit… Heureusement, ils avaient Repede pour les guider. Grâce à son flair développé, il leur assurait une route sûre pour rejoindre Karol, Judith et le vieil homme mais combien de mètres ou de kilomètres les séparaient du quartier général de Brave Vesperia ? Cela, Yuri l’ignorait.
Il jeta un coup d’œil à Estelle qui suivait en silence, le visage sombre et fatigué. Le brun, par respect, lui avait accordé du silence pour qu’elle puisse faire son deuil mais il la surveillait discrètement. Elle aurait besoin tôt ou tard de réconfort pour surmonter cette épreuve. Et ils auraient, par la suite, nombre de détails à discuter, notamment comment s’adapter aux règles d’Akadia et surtout de la Prophétie où la jeune fille semblait avoir un grand rôle à jouer. L’ennui, c’était que seul Flynn en connaissait la teneur exacte et vu qu’il était entre les mains de l’Ordre actuellement, Yuri estima que l’explication pouvait attendre. Sa priorité était de délivrer cet idiot de blond qui avait eu la bêtise de se faire capturer. Toutefois, il devait d’abord s’occuper de la jeune Estelle, l’aider comme elle l’avait fait avec lui. Dans le même temps, en songeant à ses parents, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une pointe de culpabilité. S’il n’avait pas fait irruption chez Estelle, peut-être que monsieur Swan serait encore en vie…
Ils marchaient pendant une demi-heure quand tout à coup, Yuri remarqua que le pas d’Estelle avait ralenti.
« Fatiguée ? » demanda-t-il. « On peut marcher moins vite si tu préfères. »
Estelle s’efforçait de sourire mais c’était un sourire triste et il voyait bien qu’elle portait encore son chagrin au fond de son cœur.
« Oui, s’il te plaît. »
Ils reprirent plus calmement leur déplacement pendant quelques instants jusqu’à ce l’étudiante rompe le silence.
« Où allons-nous ? » interrogea-t-elle de sa voix douce.
Depuis son retour sur Akadia, Yuri ne s’était pas embarrassé d’évoquer les détails pratiques, ayant l’esprit trop préoccupé par divers problèmes. Il s’en voulut de cette négligence et voulut la réparer tout de suite.
« On va rejoindre le quartier général de Brave Vesperia dans un premier temps. Ensuite, il va falloir que je trouve un moyen de sauver un abruti qui a réussi à se fourrer dans les pires ennuis avec l’Ordre et son maudit chef ! » dit-il avec une pointe de haine sur ses trois derniers mots.
Il n’avait que des raisons de détester le Hiérophante mais il était inutile de les étaler devant la jeune femme aux cheveux roses.
« Tu parles de ton ami Flynn ? Hmm… Tu m’as dit que Judith, Karol et un "vieil homme" étaient tes compagnons mais tu sembles te préoccuper davantage pour ce Flynn depuis que tu as rencontré cet assassin à l’église. » constata Estelle.
Remarque fine et perspicace, Yuri devait l’admettre. Il est vrai qu’il partageait un lien privilégié avec le blond mais il ne trouvait pas le moment franchement approprié pour en parler.
« Je connais cet idiot depuis mon enfance contrairement aux autres. C’est tout. »
« C’est donc ton plus ancien compagnon… » commenta son interlocutrice sans vouloir s’étendre davantage sur ses pensées.
Chacun avait ses problèmes en tête. Ils continuèrent donc leur chemin en gardant le silence entre eux. De temps à autre, Yuri jetait un coup d’œil au ciel et à Estelle : il s’inquiétait à la fois des minutes qui passaient et de l’état psychologique de la jeune femme. Le ciel s’assombrissait. Et il savait qu’il devait prendre son temps pour réconforter au plus vite son ancienne guide mais il était pressé par ce même temps qui s’écoulait inexorablement. Une ambiance morose s’installait progressivement entre les deux compagnons de voyage jusqu’à ce que Repede relève la tête pour humer l’air avant d’aboyer brièvement à trois reprises. Puis son pas s’accéléra brutalement.
« Tu as trouvé quelque chose Repede ? » demanda son propriétaire.
L’animal confirma en jappant. Il se mit ensuite à courir sur un sentier en terre, coupant à travers les arbres, les vieilles souches, les branches et les brindilles, forçant les deux humains qui l’accompagnaient à en faire de même pour éviter qu’ils perdent sa trace.
Cette petite échappée ne fut pas vaine. Dix minutes à peine, Yuri comprit ce qu’avait découvert l’odorat développé de son compagnon canin. Il devait admettre qu’il ne s’attendait certainement pas à trouver une espèce de cabane délabrée dans cette espèce de trou perdu que constituait cette forêt à la sinistre réputation.
La construction de ce bâtiment semblait assez bancale aux yeux de Yuri. La porte lui semblait un peu de travers, les volets pas droits et même le toit de paille donnait une vilaine impression de s’affaisser sur sa base. La cabane était apparemment habitée car le brun apercevait une épaisse fumée sortir d’une cheminée mais l’entretien laissait quelque peu à désirer. Les petites vitres à carreaux étaient couvertes d’une épaisse poussière, les murs en bois donnaient l’impression qu’ils allaient se disloquer d’un instant à l’autre et sous le toit, Yuri avait découvert de grosses toiles d’araignées. De plus, la poulie du puits qui se trouvait juste devant la cabane était complètement rouillée et la corde pour remonter le seau d’eau en mauvais état. Sans compter l’apparence globale de l’habitation qui n’était absolument pas engageante du tout. S’il n’y avait pas eu la fumée de cheminée, Yuri l’aurait facilement qualifié de cabane abandonnée.
Accompagné d’Estelle, le brun fit le tour du bâtiment pendant que Repede reniflait quelque chose mais il ne vit rien d’anormal. Il tenta de frapper trois coups pour interpeller l’occupant des lieux mais personne ne répondit, ce qui contraria Yuri. Dans le pire des cas, il avait envisagé d’installer Estelle en haut des arbres pour la nuit. Au moins, elle aurait été en sécurité des animaux sauvages et de la plupart des monstres mais cela ne l’aurait pas protégé du froid. Cette cabane, si miteuse soit-elle, était une alternative plus intéressante à la première solution. Estelle aurait été à peu près correctement installée et au chaud pour sa première nuit à Akadia. Après avoir jeté un dernier coup d’œil aux alentours, tambouriné à plusieurs reprises d’un air impatienté à la porte, Yuri se décida pour une action plus radicale. A l’aide de la dague généreusement fournie par son loyal compagnon canin, il s’apprêtait à forcer la porte quand…
« Non mais ne te gêne surtout pas ! Dégage de la porte de ma maison, toi ! » hurla soudain une voix derrière lui.
Yuri eut à peine le temps de se retourner qu’il esquiva de justesse une boule de feu qui s’écrasa contre le battant de la porte. Lorsqu’il put reprendre son souffle, il put enfin faire face à la personne qui l’avait attaqué.
Devant lui, portant derrière son dos un gros sac de toile grossière contenant des herbes qu’elle avait vraisemblablement cueillies, se tenait une jeune fille aux cheveux châtain, d’environ quatorze ou quinze ans tout au plus. Ses yeux verts fixaient l’intrus avec une colère compréhensible. Pour ce qui était de ses habits, de ce qu’il apercevait, ils étaient couverts de boue et étaient assez miteux, à l’image de sa cabane et de sa longue tunique brune surmontée d’une capuche ou de ses bottes dépareillées. Sa main droite laissait entrevoir une mitaine noire jusqu’à sa paume se concentre à nouveau pour créer une seconde boule de feu.
« Tu m’expliques ce que tu essayais de faire en t’introduisant chez moi par effraction ou tu as besoin d’arguments plus persuasifs ? » gronda la propriétaire de la cabane.
Décidément, Yuri n’avait jamais de chance. La cabane aurait pu être une vieille cabane de bûcheron mais non : il fallait qu’elle appartienne à une jeune fille au caractère explosif, manipulatrice de mana et ayant une fâcheuse ressemblance à l’illustration typique de la sorcière telle qu’on la décrivait dans les livres pour enfants.
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Prenant son temps pour admirer les lieux de l’Ordre emplis de leur puissance majestueuse, le haut magistrat Ragou s’avançait vers le Hall d’audience. Les gardes avaient annoncé sa venue et il n’avait plus qu’à patienter jusqu’à ce qu’il puisse rencontrer le Hiérophante. Il pouvait ainsi observer les immenses fenêtres en hauteur qui inondaient de lumière l’intérieur du Hall, les élégantes colonnes de marbre blanc, bref toute cette architecture qui inspirait le recueillement et la spiritualité.
Soudain, dans un coin isolé de la pièce, il entendit une sorte de grattement. Intrigué, il s’approcha de l’origine du bruit pour découvrir un surprenant spectacle. Enfermé dans une immense cage argentée – délicatement forgée et ornementée par le meilleur des orfèvres au vu de sa qualité –, un magnifique faucon pèlerin était en train d’étirer ses ailes vers le soleil. Parce qu’il s’intéressait à l’art de la fauconnerie, plus particulièrement aux prédateurs, Ragou pouvait affirmer que cet animal était exceptionnel dans son genre. Certes, le faucon pèlerin n’était pas aussi grand que le gerfaut, considéré comme le plus noble des rapaces après l’aigle mais ce faucon était véritablement remarquable. Il avait des yeux dorés au regard féroce, comme tous les oiseaux de proie mais c’était surtout par son plumage qu’il se distinguait des autres : son ventre était d’un blanc crème mêlé de gris pâle, ponctué par des petites stries noires tandis que son dos et ses ailes étaient d’un gris ardoisé qui tirait vers l’or, conférant à ce faucon un plumage unique et resplendissant car avec les rayons du soleil, ses plumes donnaient l’impression de scintiller d’une multitude de paillettes dorées.
Oui vraiment, ce faucon possédait une beauté exceptionnelle. Et il avait l’air intelligent, fin et racé, bref tout pour plaire pour le haut magistrat Ragou.
« Un très bel animal, n’est-ce pas ? » commenta soudain une voix derrière lui.
L’homme se retourna pour voir apparaître le Cardinal Garista qui redressait d’une main ses lunettes avec un petit sourire sur ses lèvres.
« Oui, je dois bien l’admettre. » répondit le magistrat d’un air pincé, quelque peu mécontent d’être interrompu dans son observation. « Il a un plumage extraordinaire qui est, par ailleurs, bien mis en valeur par cette immense cage en argent. Un habitacle approprié. »
« Il semble beaucoup vous intéresser. » remarqua le Cardinal.
Pendant que les deux hommes discutaient, le faucon les fixait d’un air mauvais tout en s’occupant avec la toilette de ses belles plumes mais il semblait hautain et indifférent à ce qu’ils disaient.
« Je me demandais s’il était possible de l’acquérir pour ma collection. Je suis prêt à y mettre un bon prix. L’Ordre pourrait voir cela comme… une généreuse donation de ma part. »
Garista eut un sourire amusé.
« L’Ordre est touché par votre sollicitude mais hélas, je crains de devoir décliner votre offre si alléchante soit-elle. » répondit-il en s’inclinant respectueusement devant le haut magistrat. « Il s’agit du faucon préféré de notre Hiérophante et je crains qu’il ne veuille s’en séparer. Cet animal lui est très précieux et c’est très certainement l’une des acquisitions dont il est le plus fier. Il l’a d’ailleurs fait amener dans le Hall pour s’en occuper personnellement mais d’autres tâches ont dû appeler son attention. »
Ragou comprit alors que peu importe le prix qu’il y mettrait, le Hiérophante refuserait de lui céder son rapace favori. Il abandonna donc l’idée de l’obtenir.
« C’est vraiment regrettable mais je comprends pourquoi son Excellence soit si attaché à ce faucon. Ses plumes sont extraordinaires. »
« N’approchez pas votre main de cette cage ! » s’écria brusquement le Cardinal en voyant le geste du haut magistrat.
L’avertissement fut entendu juste à temps. Ragou avait glissé ses doigts à travers les interstices de la cage pour caresser la tête du rapace mais au même moment, celui-ci tenta de l’attaquer d’un violent coup de bec. Le magistrat retira in extremis sa main de la cage avant que le faucon pèlerin puisse l’atteindre. Ce dernier, frustré par son échec, se mit à huir bruyamment.
« Il… Il semble encore sauvage. » dit l’invité de l’Ordre en se remettant de son choc initial.
« Oui, il est plutôt du genre récalcitrant. Son éducation est encore en cours. Je vais appeler quelqu’un pour le ramener. »
Le Cardinal fit signe à l’un des gardes présent dans le Hall qui appela alors un de ses camarades et tous deux commencèrent à se concentrer sur leur nouvelle tâche.
« Veuillez maintenant me suivre, haut magistrat Ragou. » s’inclina Garista. « Son Excellence m’a chargé de vous trouver et de vous emmener à son bureau où il vous recevra pour discuter des détails de sa prochaine visite. Comme il est tard et que les derniers rayons du soleil nous quitteront bientôt, son Excellence vous invite à son dîner et a fait préparer une chambre à votre attention pour cette nuit. »
« Son Excellence me fait déjà trop d’honneur en accordant à ma ville de Noridhim l’immense privilège de sa présence pour le festival. Je ne peux abuser de sa gentillesse. J’accepte le dîner avec plaisir mais je ne puis rester plus que nécessaire. Des devoirs urgents m’appellent dès les premières heures du jour pour demain. »
« Oh, c’est regrettable mais notre Hiérophante comprendra, soyez sans crainte. »
C’est ainsi que le haut magistrat Ragou, précédé de son guide, quitta le Hall d’audience pendant que des gardes soulevaient l’immense cage en argent retenant un faucon pèlerin qui toisait ses deux admirateurs d’un œil torve.
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« Je cherche un abri pour la nuit pour quelqu’un. Ça te va comme explication ? » rétorqua Yuri à son interlocutrice.
Il observa la propriétaire de la cabane faire une drôle de moue plutôt dubitative. Elle était encore sur ses gardes, n’ayant pas dématérialisé sa boule de feu.
« Quelqu’un ? Ce n’est donc pas pour toi ? C’est pour qui ? » interrogea-t-elle.
Yuri ne put répondre car au même instant, Repede surgit devant lui accompagné d’Estelle qui accourait en trottinant.
« Pour elle, si c’est possible. » présenta-t-il en la désignant du menton.
Avec un regard suspicieux, la jeune fille aux cheveux châtain se tourna vers l’étudiante en littérature. Au vu de son expression, le rebelle de Brave Vesperia comprit rapidement que ça n’allait pas. Un simple coup d’œil était plus suffisant pour constater qu’Estelle détonnait avec ses vêtements trop différents de ceux d’Akadia, sans compter ses cheveux roses. Lentement, il rapprocha sa main gauche de la garde de son sabre. Peut-être qu’un affrontement risquait d’être inévitable.
Ce qui effectivement ne tarda guère quand deux boules de feu foncèrent droit sur lui, explosant près de lui. Sans aucune hésitation, Yuri tira son sabre et s’interposa entre elle et Estelle pour protéger cette dernière de cette soupe-au-lait de manipulatrice de mana.
« Reste en arrière Estelle ! » ordonna-t-il. « Non mais ça ne va pas d’attaquer sans raison ! » ajouta-t-il à l’adresse de la propriétaire de la cabane.
« Je ne sais ni comment ni pourquoi mais tu es forcément lié à l’Ordre pour avoir ramené une habitante de l’autre monde ! » cria la fille aux cheveux châtain. « Je ne veux pas avoir affaire aux chiens de l’Ordre alors du balai ! »
Si Yuri fut dans un premier temps surpris par cette rage soudaine, il réalisa aussi rapidement quelque chose en entendant cette déclaration.
« Une minute ! Comment sais-tu pour l’existence de l’autre monde ? Seul l’Ordre est au courant de ça et même au sein de l’Ordre, il y en a qu’une poignée qui le sait. »
A ses paroles, son interlocutrice se mordit les lèvres, consciente d’avoir commis une erreur à cet instant précis.
« Ça, ce ne sont pas tes affaires ! » répliqua-t-elle.
Yuri n’eut besoin de la contempler que pendant une dizaine de secondes pour deviner la vérité.
« Tu étais autrefois un membre de l’Ordre, peut-être même un mage n’est-ce pas ? » questionna-t-il.
Il vit la mâchoire de celle aux cheveux châtain se crisper, ce qui lui fit penser que son affirmation devait être exacte. Elle paraissait de plus en plus mécontente ce qui se matérialisa quand des éclairs commencèrent à jaillir du bout de ses doigts. Au début, elle ne cherchait qu’à faire fuir des intrus mais le brun sentit que sa résolution avait changé. Cette fois, elle voulait sérieusement se battre.
« Là, tu commences vraiment à m’agacer ! Tu aboies trop pour un chien de l’Ordre ! » s’écria-t-elle en lui lançant un éclair.
Le brun réussit à esquiver l’attaque en se baissant et fit tournoyer sa lame. Il n’était jamais contre une bagarre mais son intuition lui disait qu’il réglerait plus rapidement ce gros malentendu en gardant son sang-froid.
« Moi, un chien de l’Ordre ? Je te mets au défi de trouver quelqu’un qui déteste plus cette organisation que moi ! » riposta-t-il. « Et je me trompe peut-être mais j’ai l’impression que je ne suis pas le seul à éprouver des griefs contre l’Ordre. »
En écoutant ses mots, son adversaire écarquilla brièvement ses yeux verts avant de stopper ses éclairs, cessant ainsi l’utilisation de magie. Toutefois, son regard demeurait méfiant et elle n’avait pas baissé sa garde. Elle avait gardé sa paume ouverte devant elle, le bras levé, prête à attaquer de nouveau si cela s’avérait nécessaire.
« Toi… tu n’es pas un membre de l’Ordre… » réalisa-t-elle.
« Bien sûr que non. Je ne fais pas partie de ces abrutis. J’appartiens à une organisation de rebelles. »
La mage parut réfléchir quelques minutes avant de dévisager longuement Estelle qui parut gêner sous le poids de son regard puisqu’elle baissa ses yeux. Yuri constata néanmoins que celle aux cheveux châtain semblait très intéressée par les cheveux roses de sa camarade d’infortune. Elle aussi devait avoir entendu les rumeurs et les légendes sur les êtres aux cheveux roses…
« C’est quoi ton nom ? » demanda-t-elle en reportant son attention sur Yuri.
« Yuri, Yuri Lowell. Mon compagnon à quatre pattes se nomme Repede. »
« Et je suis Estelle Swan. » dit l’étudiante en littérature d’une voix timide, intervenant ainsi pour la première fois dans la conversation.
« Tu viens bien de l’autre monde ? » interrogea la mage dont le ton trahissait une certaine curiosité propre aux personnes de science.
« Avant de poser les questions, le minimum serait que tu te présentes pour qu’elle sache à qui elle a affaire. » coupa Yuri, ce qui énerva la propriétaire de la cabane au vu de la moue qu’elle tirait.
« Rita Mordio. » répondit-elle de mauvaise grâce.
« J’étais en train de me demander ce que faisait un ancien mage de l’Ordre dans un tel coin paumé, isolé du monde. » poursuivit le brun. « Et au vu de ton précédent accueil, j’en conclus que tu n’as pas quitté l’Ordre dans les meilleurs termes. Tu t’es terrée dans cette cabane située dans une forêt redoutée pour te cacher de l’Ordre. Je me trompe ? »
« En partie. C’était aussi le seul lieu où je pouvais continuer mes recherches sans attirer l’attention des autres. » admit Rita en laissant pointer sa mauvaise humeur.
Un silence s’installa pendant quelques secondes. Repede s’était approché et humait prudemment la nouvelle venue mais l’attention de cette dernière se portait sur Yuri qu’elle observa plus attentivement que lors de son premier examen. Un éclair de compréhension apparut dans ses yeux verts.
« Attends un peu toi ! Tu es sous l’emprise de quelque chose ! Un puissant sort ou une malédiction ! » déclara-t-elle.
Cette fois, ce fut au tour de Yuri d’être surpris. La malédiction qui l’emprisonnait était effectivement puissante mais très peu parmi tous les utilisateurs de mana auraient pu la détecter d’un simple coup d’œil comme Rita venait de le faire. Pour s’en être aperçu aussi rapidement, cette fille devait avoir un niveau à peu près équivalent à celui de Garista, estimait le rebelle. Et le Cardinal était sans doute l’un des meilleurs manipulateurs de mana au sein de l’Ordre !
« Tu n’es pas n’importe qui… » commença Yuri mais soudain, il ressentit une vive douleur si intense qu’elle lui plia le dos.
Au même moment, Repede s’écarta de Rita et se mit à aboyer d’un ton pressant.
« Hé mais qu’est-ce qu’il t’arrive ? » s’écria la mage aux cheveux châtain, détestant ne pas comprendre ce qui était en train de se passer.
« Tout le monde dans la cabane ! Ou je ne réponds plus de rien ! » hurla Yuri dont la voix trahissait une réelle panique.
Quelle erreur ! A cause de sa rencontre avec Rita, il avait oublié le temps qui s’écoulait et bien que les arbres dissimulaient l’horizon, il devina aisément que le soleil était en train de disparaître et que la nuit arrivait inexorablement…
« Oh non, Yuri est en train de se changer en loup ! » comprit Estelle. « Vite Rita, nous devons entrer dans ta maison ! »
Elle se dirigeait déjà vers la porte mais celle aux cheveux châtain fut plus lente à réagir, perdant de précieuses secondes.
« C’est un peu me forcer la main ! » râla la mage en fouillant à la hâte ses poches à la recherche de la clef de sa maison. « Dans d’autres circonstances… »
Un hurlement sauvage l’interrompit brutalement. Les deux jeunes filles étaient juste devant l’entrée de la maison mais la porte était encore close. Rita prit le risque de jeter un coup d’œil derrière elle et elle manqua de sursauter lorsqu’elle découvrit ce qui était advenu de Yuri.
A la place du brun, elle aperçut un énorme loup noir qui la toisait d’un air féroce, oreilles et queue dressées, gueule ouverte et crocs prêts à mordre. Ce qui était plutôt mauvais signe. Pour avoir vécu suffisamment de temps dans la forêt de Verdel, Rita savait que l’animal présentait toutes les caractéristiques d’un prédateur prêt à attaquer une proie. En l’occurrence, Estelle et elle… Pas bon du tout…
Heureusement, elle venait de mettre la main sur la lourde clef de sa porte. Mais il fallait maintenant gagner du temps pour pouvoir la tourner dans la serrure. Normalement, une mage hautement qualifiée comme Rita n’aurait jamais eu peur d’un simple loup mais elle devait reconnaître qu’avec sa fourrure d’un noir ténébreux, ses yeux dorés lui donnant une expression cruelle et sa taille inhabituelle, Yuri était vraiment effrayant dans sa forme animale. Toutefois, la mage ne céda pas à la panique. Elle remonta ses manches et donna la clef à Estelle.
« Ouvre vite la porte. Je me charge de lui pendant que tu t’en occupes ! Viens par ici sale bête ! » cria-t-elle.
Au moment où le loup s’apprêta à s’élancer et à bondir, Rita décocha une boule de feu qui atterrit pile devant les pattes du loup, stoppant ainsi net sa course, avant qu’il se mette à gronder de fureur. Ce fut le temps nécessaire pour qu’Estelle ouvre la porte et que les deux jeunes filles et Repede se précipitent à l’intérieur de la cabane avant de refermer l’entrée juste à temps, claquant le battant au nez de Yuri qui s’y cogna lourdement, l’assommant partiellement. Il tenta par la suite de pousser et de gratter avec ses griffes le bois de la porte mais celle-ci était trop épaisse pour être forcée ainsi. Il fut contraint de renoncer et après plusieurs minutes où chacune à l’intérieur de la cabane retenait sa respiration, elles furent soulagées d’entendre le loup s’éloigner de l’habitation.
Enfin en sécurité…
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« Tu peux prendre un peu d’eau chaude si tu en as besoin. » dit Rita d’un ton bourru. « Prends une de mes tasses et sers-toi. Par contre, évite de toucher à mes livres. Je vais rallumer le feu pour que tu puisses te réchauffer. »
Pendant que la mage jetait quelques bûches dans sa cheminée, Estelle contemplait l’intérieur de la maison. Plutôt désordonnée, un vrai fouillis indescriptible : une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Sans aucun ordre apparent se mêlaient des piles de grimoires à la couverture de cuir éparpillés dans toute la cabane, des dizaines de pots en terre cuite contenant des poudres ou des plantes séchées, divers récipients de formes étranges tels des alambics, des ballons, des éprouvettes ou des tuyaux en forme de spirale, des pilons et des mortiers en vrac, des tuniques ou des chaussettes jetées un peu partout sur les livres, les tabourets et les tables entre autres. Dans un coin, Rita avait entreposé du bois, non loin de la cheminée dont les alentours immédiats étaient envahis par divers objets hétéroclites en équilibre précaire qui menaçaient de tomber dans l’âtre. Estelle apercevait également une sorte de hamac qui devait servir de lit, une armoire en bois massif qui aurait dû contenir ses vêtements – mais la mage avait détourné son usage en y entreposant des feuilles et de longs parchemins roulés contenant ses notes écrites – et un petit placard près d’une bassine d’eau sale vaguement couverte par une plaque de grill, qui devait plus ou moins correspondre au coin cuisine. La cabane avait un espace réduit et il était impossible de se déplacer sans marcher sur quelque chose. Ce qui ne semblait pas déranger outre mesure Rita qui était en train de se débarrasser de sa longue tunique élimée.
La mage portait un ensemble assez hétéroclite comprenant une tunique courte rouge avec de larges manches noires et des poches, une longue chaussette blanche qui lui couvrait la jambe et une autre plus courte en noir ainsi que deux chaussures d’aspect disparate : une botte courte sombre et une autre rouge rayée de jaune. Elle avait divers accessoires comme cette ceinture qui lui serrait la taille, ce ruban safran noué à son bras ou sa paire de lunettes ressemblant à celles des premiers aviateurs accrochée sur sa tête. Et puis elle portait sur elle de nombreux objets tels une loupe, un carnet, des crayons ou une petite plume blanche cassée. L’habillement original de Rita reflétait assez le désordre ambiant de sa maison…
Estelle était en train de servir de l’eau chaude dans deux tasses ébréchées lorsqu’elle aperçut la mage à quatre pattes devant son placard, qu’elle fouillait frénétiquement à la recherche de quelque chose.
« Rita, tu veux que je t’aide ? » proposa-t-elle.
« Humph ! Je regardais si on avait de quoi manger pour ce soir. Avec l’autre énergumène changé en loup qui rôde près de ma maison, je pense qu’on restera coincées un bon moment. Elles durent longtemps ses transformations ? »
« De ce que j’ai observé, Yuri reprend toujours sa forme humaine à l’aube. » répondit l’étudiante.
« Bon, je suppose que tout reviendra à la normale demain matin. »
Rita réussit à extirper de son fouillis une poêle, de la viande séchée, quelques œufs et un bocal contenant des baies sauvages. Estelle devina que la jeune fille était loin d’être un cordon bleu au vu de la façon dont elle jetait les aliments sur la poêle sans se soucier si les goûts étaient compatibles.
« Attends, je vais t’aider pour le repas. » intervint-elle.
L’étudiante avait souvent aidé ses parents adoptifs à faire la cuisine. Elle réussit à dénicher un couteau et l’aiguisa du mieux qu’elle le put avant de découper la viande en tranches. Puis ayant repéré quelques navets sauvages dans le garde-manger de Rita, elle les éplucha soigneusement, les coupa en dés avant de les jeter à la poêle. Cela aurait été mieux si elle avait eu de l’huile ou du beurre pour les faire sauter mais manger ne semblait pas la préoccupation majeure de la mage. Avec le grill et le feu de cheminée, Estelle réussit à préparer un repas correct. Certes, les œufs et la viande n’étaient pas cuits à la perfection – tantôt trop crus, tantôt carbonisés par endroits – et les navets manquaient de saveur mais lorsque Rita prit son assiette et avala sa première bouchée, elle décréta qu’il s’agissait sans aucun doute de son meilleur repas depuis plusieurs mois et elle ne put s’empêcher de prendre plusieurs bouchées successives.
« C’est vraiment bon. » félicita Rita la bouche pleine. « Tu n’es pas mauvaise du tout… Estelle. C’est bien ça ton prénom ? »
« Oui mais ce n’est rien. C’est tout ce que je pouvais faire pour te remercier de m’abriter pour cette nuit. »
En mangeant, Estelle ne pouvait s’empêcher de songer à tout ce qui lui était arrivée depuis sa rencontre avec Yuri, en particulier cette journée. Tout s’était passé si vite ! Il y avait eu tellement d’événements qu’elle avait du mal à faire la part des choses. Elle avait peine à réaliser que ses pieds foulaient un autre monde, une autre Terre. Elle se trouvait à Akadia, le monde de Yuri si différent du sien et elle se sentait dépaysée. Elle chercha Repede du regard. L’animal était couché aux pieds de Rita, mordillant sa pipe en fermant son œil valide. Apparemment, en dépit de ce que disait Yuri, Repede semblait avoir certaines préférences dans les personnes qu’il rencontrait…
Puis elle se remémora l’événement le plus tragique de la journée : la mort de son père adoptif. Oh pourquoi Seigneur, pourquoi la Faucheuse l’avait donc frappé ? Lui qui était si bon et généreux. Elle n’avait même pas eu le temps de lui faire ses adieux, de faire son deuil pour passer à autre chose. Et sa mère ? Comment allait-elle ? Comment allait-elle réagir avec sa disparition quand elle reprendrait conscience ?
Pourquoi s’était-elle retrouvée embarquée dans une telle histoire qui la dépassait ?
Rita dut sentir que quelque chose la tracassait car elle demanda avec une expression neutre :
« Comment t’es-tu retrouvée dans ce monde ? »
« Après qu’un assassin a tué mon père, j’y ai été traînée de force. On ne peut pas dire que j’ai vraiment eu le choix… C’est mon premier jour et je n’ai pas commencé mon séjour sous les meilleurs auspices. » murmura Estelle.
« Je vois… » dit Rita qui parut sympathiser à sa cause en apprenant le décès de son parent. « C’est cet idiot de maudit qui t’a traîné ici ? J’aurais deux mots à lui dire demain lorsqu’il aura repris sa forme humaine ! »
Estelle ne répondit pas. Rita semblait vouloir ajouter quelque chose d’autre avant de se raviser et de baisser le regard en direction de son assiette, une mine morose sur le visage. Estelle reprit néanmoins la conversation : elle voulait en savoir plus sur l’ancienne mage de l’Ordre. Le silence l’enfermait dans des souvenirs pénibles et au moins, quand elle parlait, elle ne remuait pas de sombres pensées au sujet de son père.
« Dis-moi Rita, cela fait longtemps que tu vis seule dans cette maison ? »
« Depuis que j’ai quitté l’Ordre. Je me suis réfugiée ici car je savais qu’on ne me trouverait pas. Au moins ici, je n’ai pas à subir son sourire plein d’autosatisfaction. » répondit-elle en faisant une grimace.
Elle parlait visiblement de l’une de ses connaissances qui ne lui évoquait pas de bons souvenirs mais Estelle ne voyait pas de qui il s’agissait.
« Mais tu ne te sens pas seule ? N’as-tu pas de famille ou d’amis ? » interrogea l’étudiante.
« Je n’ai jamais connu mes parents. Quant aux amis… on ne peut pas vraiment dire que j’en ai. Mes collègues mages n’appréciaient pas mes idées "hérétiques" comme ils disaient. Personne d’ailleurs et tout le monde me le faisait bien comprendre d’une manière que je n’ai pas appréciée. Quoique… peut-être que… mais je doute de le revoir… C’était le seul type un minimum décent pourtant… »
Une nouvelle fois, Estelle ne voyait pas de qui elle parlait mais soudain, un bâillement échappa de ses lèvres. Rita l’examina d’un œil circonspect.
« Toi, tu m’as l’air fatiguée. Tu ferais mieux de dormir. Tu n’as qu’à prendre mon hamac. J’ai des recherches à faire de toute façon alors je préfère que tu ne sois pas entre mes pattes. Mais faudra pas te plaindre du bruit ! »
Après avoir ramassé, lavé et essuyé la vaisselle puis remercié la mage pour son hospitalité, Estelle s’allongea, se calfeutra dans le hamac et ferma ses paupières pendant que Rita était en train de fouiller ses étagères à la recherche de certains volumes…
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« Que dis-tu ? Il a failli s’évader ? »
« Les chevaliers qui s’occupaient de lui se sont relâchés et se sont montrés négligents. Je vous promets que des sanctions seront prises contre eux. Il a également profité du fait que nous recevions le haut magistrat Ragou. Tout le monde avait plus son attention sur notre invité que sur d’éventuels dysfonctionnements qui sortaient de l’ordinaire. Nous avons eu de la chance qu’une jeune recrue l’ait aperçu et qu’elle se soit doutée de quelque chose avant de donner rapidement l’alerte. Nous l’avons rattrapé à temps. »
« Tant mieux. Où est-il à présent ? »
« J’ai ordonné qu’il soit conduit à votre antichambre. J’ai pensé que vous voudriez le voir en personne après sa tentative d’évasion. »
« Il est vrai que j’ai hâte de retrouver ce garçon après toutes ces années. Plus de deux ans, n’est-ce pas ? Amène-le dans ma chambre Garista. Je pense qu’il est grand temps de lui offrir un bon accueil pour fêter son retour… »
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Non ! Comment avait-il pu échouer si près du but ? Comment avait-il pu rater une chance pareille ? Si ce jeune chevalier n’avait pas donné l’alerte, la garde rapprochée du Hiérophante ne lui aurait pas mis la main dessus. Il aurait réussi à s’enfuir ! Mais désormais, tous ses espoirs étaient réduits à néant. On allait redoubler de vigilance dans sa surveillance. Une telle occasion ne se représenterait jamais deux fois.
Trois chevaliers le traînaient de force à présent vers une destination qu’eux seuls connaissaient en dépit de sa résistance. Il eut toutefois un haut-le-cœur quand il reconnut l’endroit où on l’emmenait : l’antichambre du Hiérophante. Ce qui signifiait qu’une chose : il allait le revoir…
Il frémit intérieurement. Il n’était pas un lâche mais c’était un face-à-face qu’il redoutait après toutes ces années…
Lorsqu’il pénétra dans l’antichambre, il ne fut guère surpris d’apercevoir le Cardinal Garista qui arborait un sourire satisfait en le voyant poings liés et maîtrisé par les hommes armés de l’Ordre. Il ne put s’empêcher de lui jeter un regard haineux.
« Manifestement, il semble que vous n’ayez pas profité du temps que l’on vous a accordé pour réfléchir à votre trahison. Dommage. Il aurait tellement été plus préférable que vous commenciez à vous repentir de vos récentes actions. » commenta Garista en le toisant du regard.
Il dédaigna répondre mais les geôliers, mécontents de son comportement, le forcèrent à s’agenouiller et à baisser la tête devant le Cardinal. Comme il opposait de la résistance, on lui donna un violent coup de pied derrière, le contraignant à obéir.
« Cela suffit. » commanda Garista. « Détachez-le et restez ici. Son Excellence souhaite le voir seul. »
Il se tourna ensuite vers lui.
« J’espère que vous comprenez ce que cela signifie Flynn. Toute tentative de votre part serait inconsidérée. Oubliez toute envie de fuir, c’est inutile. Vous ne parviendrez pas à vous échapper. Entrez sans faire d’histoire à présent. Le Hiérophante vous attend. »
Le blond obtempéra. Il n’avait vraiment pas le choix. Et puis comme le disait Garista, il fallait être stupide, fou ou inconsidéré pour essayer quoi que ce soit en présence du Hiérophante de l’Ordre. Ou s’appeler Zagi mais ceci était une autre histoire…
Il pénétra dans la chambre. Celle-ci n’avait guère changé depuis sa dernière visite avec ses murs immaculés drapés de rideaux rouges et or pour donner une impression de chaleur ou cet immense tapis aux motifs floraux de forme circulaire qui évitait de marcher sur un sol froid. Flynn reconnut le petit bureau personnel en bois de cerisier du Hiérophante quand il voulait travailler sur une tâche de longue haleine, un minuscule placard contenant divers préparations médicinales et quelques bons vins, le lit en chêne massif, la bibliothèque refermant sa collection privée, la cheminée où il entrevoyait les divers symboles de spiritualité religieuse en bas-reliefs ainsi que l’autel encadré par deux cierges blancs et un encensoir près duquel le Hiérophante était en train d’offrir ses prières.
« Gloire à toi Seigneur Zehaal, maître de la Lumière. Permets à ton humble serviteur d’offrir sa dévotion et de te remercier pour ce jour. »
Alors le voilà. Il n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Ses cheveux gris, ce visage marqué à l’expression sévère toujours aussi charismatique, ses gestes qui pouvaient se montrer tantôt maniérés, tantôt brusques et décidés. Il portait toujours sa longue tunique blanche où se mêlaient le rouge et l’or, habit simple qui semblait pourtant luxueux tant les couleurs étaient chatoyantes et fraîches. Sans doute sentit-il le poids de son regard céruléen car soudain, il se tourna vers lui, le fixant avec une expression dure. Flynn se figea. A l’inverse de Yuri qui ne dissimulait pas sa haine, ses sentiments à lui étaient beaucoup plus contrastés et incertains envers le chef suprême de l’Ordre. De l’amertume entremêlée de restes d’affection et d’admiration, voilà ce qui pouvait décrire le mieux ce qu’il ressentait.
Car l’homme qui se tenait devant lui, le chef de l’organisation contre laquelle il luttait depuis qu’il avait déserté les rangs de l’Ordre… était aussi l’homme qui l’avait plus ou moins élevé, qui lui avait appris tout ce qu’il savait et dont il était autrefois l’élève favori…
Après plus de deux ans d’absence, il se retrouvait de nouveau face à Alexei Dinoia, l’actuel Hiérophante de l’Ordre…
« Bonsoir Flynn, cela faisait longtemps. Je suis content de te revoir après toutes ces années. Comment te portes-tu ? Je me suis souvent inquiété pour toi. » demanda le Hiérophante d’une voix affable.
Mais le blond garda le silence.
« Tu m’as néanmoins l’air en bonne santé après cette longue errance dans le monde avec ce cher Yuri. » poursuivit Alexei. « Je suis heureux que tu aies enfin décidé de rentrer. »
Puis sa voix se fit plus dure.
« Par contre, je ne sais si je dois te complimenter ou te punir pour cette stupide tentative de fuite que tu viens de faire quelques heures plus tôt même si je dois reconnaître que tu as su tirer parti des circonstances et de ton ingéniosité ! A croire que l’obstination de Yuri Lowell a déteint sur toi ! »
« Ne parlez pas ainsi de lui ! » répliqua Flynn avec colère.
Il y eut un moment de silence. Puis le Hiérophante reprit la conversation.
« Je te l’avouerai Flynn que j’ai été très déçu et affecté par ta trahison quand tu as quitté l’Ordre comme un vulgaire déserteur. Tu as été mon meilleur élève et en terme de talent, il n’y a quasiment personne qui ne t’égale parmi nos plus récentes recrues. Cet imbécile de Cumore a beau dire mais il ne t’arrive pas à la cheville ! Comment as-tu trahir l’Ordre qui était comme ta famille, tes camarades qui étaient comme des frères ? Comment as-tu pu trahir leur confiance, comment as-tu pu me trahir ? »
« Non, vous m’avez trahi le premier en me cachant vos véritables intentions ! Je vous vouais une immense admiration et vous m’avez trahi quand vous avez fait semblant d’accepter ma décision de ne pas prononcer mes vœux ! » répliqua Flynn. « Et après, Yuri… » ajouta-t-il avant de changer le cours de ses paroles. « Peu m’importe ce que vous m’infligez, je l’ai sans doute mérité. Mais Yuri n’était pas obligé de subir tout ça ! »
« Il t’a détourné de la voie de l’Ordre ! N’est-ce pas un grave péché de sa part qu’il doit expier ? » tonna Alexei avant de reprendre d’un ton plus calme. « Cela étant dit, comment se porte-t-il, ce cher Yuri ? Bien, je l’espère. Quoique d’après les dernières nouvelles que j’ai obtenues, il aurait reçu une vilaine blessure au ventre… »
Flynn pâlit lorsqu’il entendit les mots du Hiérophante avant de s’effondrer par terre. Ô Zehaal, pourvu que Yuri…
« Oh ? Ai-je touché un point sensible ? » remarqua faussement son ancien mentor avant de se rapprocher de lui. « Tes sentiments pour lui étaient donc si forts ? Si tu l’aimais vraiment, tu aurais toi-même mis fin à ses souffrances Flynn. Tu sais ce que tu aurais dû faire, ce que tu peux encore faire. »
Mais le blond se montra incapable de répondre ou de réagir. Alexei se baissa alors et en profita pour l’envelopper dans ses bras comme auparavant pendant son enfance, lorsqu’il était encore un petit garçon.
« Flynn, mon pauvre enfant égaré… » murmura le Hiérophante à son oreille. « Ne t’inquiète pas, je te sauverai de ses griffes ensorcelantes. Tu sais que je t’accueillerai toujours à bras ouverts, si lourds soient tes péchés. Une fois tes fautes expiées, tu pourras reprendre ta vie au sein de l’Ordre, prier et dédier ta vie à Zehaal en restant auprès de moi comme tu l’as toujours souhaité. Et alors, tu redeviendras un gentil garçon obéissant comme tu l’as toujours été avant que tu ne croises le chemin de ce Yuri Lowell. »
Lorsqu’il entendit les derniers mots d’Alexei, Flynn se senti envahi par une immense lassitude et une forte envie de dormir avant qu’il réalise trop tard que son ancien mentor avait profité de leur contact rapproché pour lui jeter un sort. Au moment même où il songea à réagir, ses paupières se refermèrent brutalement et il perdit aussitôt conscience…
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« Je vous l’avais dit qu’il ne reviendrait jamais de son plein gré dans l’Ordre. Ce n’était pourtant pas une mauvaise idée d’essayer de réveiller les vieux souvenirs heureux mais j’aurais été surpris s’il était revenu aussi promptement à cause de ça. »
« Oui, tu avais raison. Il est vraiment trop obstiné. J’aurais préféré qu’il se joigne de lui-même à nos idéaux mais c’était vraiment une utopie que d’espérer cela. Ramène-le dans sa prison et cette fois, qu’il ne s’échappe pas ! Après tout, tu sais très bien que ce garçon est essentiel à nos plans… »